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Le retail et la grande consommation face au défi de l’hypersegmentation

Rédigé par Jérémy Mandon | 21 juil. 2020 07:19:08

Trois tendances sont particulièrement susceptibles d’influer à court ou moyen terme sur la géographie et la sociologie urbaines

La crise du Covid-19 et ses conséquences vont-elles remettre en cause les stratégies d’implantation des distributeurs et, compte tenu des liens qui les unissent à la , les choix des acteurs des PGC ? Un certain nombre d’observateurs du secteur commencent à s’exprimer sur cette question en prenant pour point de départ les comportements des consommateurs lors du confinement et des premières semaines de déconfinement. Trois tendances sont particulièrement susceptibles d’influer à court ou moyen terme sur la géographie et la sociologie urbaines et, par conséquent, sur les décisions d’investissement et désinvestissement que les enseignes et les marques doivent mettre à l’étude si elles souhaitent rester à l’écoute de leur marché et en phase avec lui.

La montée en puissance du télétravail

A partir du 17 mars 2020, environ 5 millions Français ont cessé de se rendre sur leur lieu de travail et sont passés au télétravail à temps plein. Toutes les entreprises étaient loin d’être préparées à un tel changement d’organisation, mais, après quelques tâtonnements, elles ont trouvé leurs marques et pu maintenir tout ou partie de leur activité. Ce test en vraie grandeur a démontré à beaucoup d’entreprises que le télétravail est une option tout à fait viable pour de nombreux emplois salariés, y compris pour le personnel non-cadre. Il faut rappeler qu’avant cette crise, et malgré les ordonnances Macron qui ont assoupli le cadre réglementaire en 2017, seulement 7,2% des salariés pratiquaient le télétravail, régulièrement (3%) ou occasionnellement (4,2%). Parmi eux, 61% étaient des cadres, lesquels ne représentent que 17% de la population salariée totale (Insee-Dares, 2019 /données 2017).

La preuve de la faisabilité – technique, matérielle et managériale – étant faite, va-t-on pour autant assister à une généralisation du télétravail ? Probablement pas – en tout cas, pas pour 100% des salariés et pas 100% du temps. Au vu des sondages post confinement, le scénario qui se dessine est plutôt une augmentation sensible du nombre de salariés (cadres et non- cadres) qui pourront télétravailler 1 ou 2 jours par semaine. Cette aspiration très raisonnable est celle de la majorité des collaborateurs éligibles au télétravail. Leur principale motivation ? Éliminer quelques déplacements domicile-travail – ce qui, ne serait-ce qu’un jour par semaine, peut faire une différence appréciable en termes de qualité de vie et d’équilibre entre vie pro et vie perso, notamment en région parisienne. Cela peut aussi modifier certaines pratiques de consommation directement associées au lieu de travail et avoir un impact à la baisse sur la fréquentation et le chiffre d’affaires de certaines catégories de commerces. Cela concerne en particulier :

  • les petites surfaces alimentaires (type Monop’) implantées dans les quartiers de bureaux et qui font une part significative de leur chiffre d’affaires sur la vente de sandwiches, salades et autres produits FLS (Frais Libre Service) à l’heure du déjeuner ;
  • les enseignes de mode, de parfumerie et de produits culturels installées dans les galeries marchandes des gares et quartiers dits d’affaires qui, en semaine, sont des lieux évidents de shopping à l’heure du déjeuner et de la sortie des bureaux.

Imaginons que x% des salariés français ne se rendent plus au bureau que 3 jours par semaine au lieu de 5. A partir de quelle valeur de x cela a-t-il des conséquences pour ces retailers ? Dans quelles villes, dans quels quartiers ? A quelles conditions peuvent-ils maintenir leurs points de vente dans les quartiers les plus touchés par ce phénomène ? Faut-il fermer des points de vente ou inventer un nouveau format pour conserver une présence dans ces quartiers ? Quels sont les autres paramètres locaux à prendre en compte ? Par quelles nouvelles implantations pourraient-ils compenser les fermetures ? Serait-il pertinent d’investir dans des quartiers plus résidentiels ? Que se passerait-il si la tendance était plus massive et si x% des entreprises décidaient de réduire de moitié la surface de leurs bureaux ou renonçaient tout simplement à en avoir ?

Les capacités d’analyse et de simulation multicritère des  permettent de tester de multiples scénarios et, sur cette base, d’élaborer des stratégies d’implantation et d’ prenant en compte de nouvelles réalités sociales et spatiales. Ces approches socio-spatiales ou spatio-sociales au niveau infra-communal ( ) permettent également d’appréhender l’impact potentiel des deux tendances suivantes.

L’exode des Franciliens aisés/éduqués

Après deux décennies de gentrification des hyper-centres, les ménages citadins les plus aisés vont-ils abandonner les grandes villes ? Une partie de ceux qui, dès le début du confinement, ont quitté la région parisienne pour leur résidence secondaire ou une maison de famille disent avoir sérieusement envisagé de s’installer en province – plutôt dans une ville moyenne qu’en pleine campagne pour continuer à bénéficier d’un certain nombre de services (écoles, médecins, gare, notamment). Cette option concerne surtout les cadres qui, pouvant travailler à distance la plupart du temps, sont prêts à faire un aller-retour à Paris 1 à 2 fois par semaine pour offrir un plus grand confort de vie à leur famille – confort d’autant plus grand qu’ils conserveraient leur salaire « parisien ».

L’installation à la campagne tenterait plutôt les représentants de ce que le géographe Richard Florida a appelé la « creative class » : les professionnels indépendants de l’IT, du design, de la création artistique, etc. Après avoir joué un rôle moteur dans la gentrification des quartiers populaires centraux, ces actifs de 30/40 ans, plus diplômés que financièrement à l’aise, sont à la recherche d’un mode de vie et d’un environnement plus en accord avec leurs aspirations, notamment écologiques. S’y ajoute une petite minorité (pour l’instant) de diplômés des meilleures écoles qui, en quête de sens, veulent rompre avec le monde du salariat et des grandes entreprises pour se lancer dans une autre aventure – artistique, artisanale, voire agricole.

Mais on ne change pas de vie du jour au lendemain…  se sont inquiétés de l’impact que pourrait avoir ce type de décision sur le marché résidentiel, notamment parisien. A ce jour, l’hypothèse ne s’est pas confirmée au niveau des transactions immobilières – du moins pas encore. Un acteur comme Century 21 note cependant une hausse de 156% des recherches sur l’item « maison de campagne » depuis la fin du confinement (par rapport à l’année dernière) et voit se renforcer l’attrait pour le Bassin d’Arcachon, le nord de la Bretagne, la Haute-Normandie ou encore l’Aisne.

Il va de soi que le passage à l’acte d’une partie de ces populations s’accompagnerait d’attentes spécifiques en matière de commerce, notamment alimentaire. Connaissant leur appétit pour le bio et le local, les grandes enseignes seront-elles en mesure de leur répondre avec le niveau d’authenticité qu’elles attendent ? Sauront-elles , sachant que cette clientèle ne veut plus fréquenter les traditionnels supermarchés installés en périphérie ? L’arrivée d’une population à plus fort pouvoir d’achat justifierait-elle l’implantation de certaines grandes enseignes non alimentaires au cœur des villes moyennes ? Lesquelles ? Faut-il au contraire renoncer à une présence physique et tout miser sur le e-commerce ?

Tout cela reste très hypothétique, mais ces tendances aspirationnelles étant déjà à l’œuvre avant la crise sanitaire, il se pourrait qu’un rebond de l’épidémie ou un épisode caniculaire particulièrement corsé accélère les passages à l’acte. Les retailers ont tout intérêt à inclure ces questions dans leur réflexion et à identifier les scénarios pouvant, le moment venu, y apporter des réponses économiquement viables.

Un reflux persistant de la consommation

Les ménages français ont épargné 55 milliards d’euros au cours de 8 semaines de confinement, a estimé la Banque de France. Contrairement à ce que pouvaient espérer les commerçants, la liberté de circulation retrouvée ne s’est pas accompagnée d’une explosion de la consommation : les Français ont continué à épargner, portant le pactole à 75 milliards début juillet 2020. Pour l’économiste Xavier Timbeau (OFCE), la réinjection de ces milliards dans la consommation « est une des clés de la reprise, beaucoup d’activités sont suspendues à l’utilisation de cette épargne. Mais la situation incertaine pourrait pousser des ménages à thésauriser. » Il est clair que la période n’incite pas à multiplier avec insouciance les « achats plaisir ». Si une minorité s’est découvert un goût marqué pour une vie plus frugale, c’est par simple prudence, en prévision de difficultés à venir, que la majorité ne dépense que pour le nécessaire, voire l’indispensable. Ces comportements économes, qui touchent toutes les catégories sociales, sont à mettre en regard des craintes de perte d’emploi dans une économie durablement plombée.

Du côté des acteurs du retail et de la grande consommation, Philippe Goetzmann rappelle à juste titre, dans cette intervention (à partir de 1:10:43), que les crises amènent toujours des défaillances d’entreprises et conduisent à une consolidation de l’offre : les acteurs qui sont rentrés sains dans la crise rachètent ceux qui y sont rentrés en moins bonne santé, et en sortent renforcés en part de marché. Or, estime-t-il, depuis 15 ans les attentes des consommateurs sont inverses. Ils veulent de la différenciation, de l’hypersegmentation. Dans une société en voie d’archipellisation, selon Fourquet, et de paupérisation, si l’on suit Todd, Philippe Goetzmann anticipe, pour sa part, un effet de frustration croissant des moins aisés, pour des raisons de pouvoir d’achat face aux stratégies de montée en gamme privilégiées par les plupart des marques et des enseignes. Il en conclut que « l’archipellisation de la consommation risque de s’accentuer de façon extraordinairement critique, ce qui va imposer aux acteurs de la consommation de développer fortement la segmentation de l’offre parce que cette grande classe moyenne sur laquelle la grande consommation s’est construite est en train de se fragmenter d’une façon accélérée et qu’il va être de plus en plus difficile pour les marques de répondre de façon moyenne à des attentes écartelées. »

C’est plus que jamais le moment pour les retailers et les marques PGC de prendre à bras le corps ces problématiques et d’utiliser  pour regarder les réalités sociales telles qu’elles sont et telles qu’elles s’inscrivent dans les territoires afin de construire des offres viables dans un pays durablement bouleversé.