Face à des consommateurs de plus en plus impatients et exigeants, l’acheminement et la livraison des colis « quand je veux et comme je veux » est un terrain d’innovation tant pour les acteurs du commerce et du e-commerce que pour les transporteurs.
Aux options les plus classiques – à domicile, en magasin, en point relais, en casier sécurisé, chez le voisin… – s’ajoutent la livraison directement dans votre garage en votre absence ou encore dans le coffre de votre voiture proposée par Amazon (mais pas en France, pour l’instant)…
En parallèle de cette diversification des modalités de récupération de colis, des startups comme Stuart (rachetée en 2017 par le Groupe La Poste) proposent depuis plusieurs années un service de livraison à la demande, assuré par des livreurs indépendants, via une plateforme mettant en relation l’offre et la demande de courses de proximité. Pendant que certains s’inquiètent de voir ces plateformes « ubériser » la , d’autres se tournent vers la blockchain pour imaginer des solutions qui – sans plateforme intermédiaire ni statut particulier – pourraient transformer chacun de nous en transporteur ou en livreur aussi fiable qu’un professionnel grâce à la sécurité apportée par cette technologie.
Pourquoi la blockchain ?
Pour tout le monde, la blockchain est associée au bitcoin, à juste titre puisque c’est effectivement la technologie sous-jacente de la plus célèbre des crypto-monnaies. Pour comprendre l’engouement que suscite cette technologie depuis 4 ou 5 ans dans pratiquement tous les secteurs et désormais dans l’univers de la logistique, il faut d’abord décrire ses principes de fonctionnement.
La blockchain est un système de base de données distribuée qui enregistre et stocke sous forme de blocs les transactions réalisées entre les membres d’un réseau. Les transactions en attente sont stockées dans des blocs qui, une fois complets, sont validés par des moyens cryptographiques et par une logique de consensus au niveau des nœuds du réseau et non par une instance centrale. Comme la chaîne constituée par l’ensemble des blocs validés est répliquée sur l’ensemble des nœuds du réseau, le registre contient à tout moment l’historique complet des transactions et est infalsifiable du fait même de sa réplication en de multiples points.
Ce qui rend la technologie blockchain si intéressante pour le , c’est une triple promesse :
- la possibilité de se passer d’intermédiaires et de tiers de confiance dans les échanges de personne à personne ;
- la possibilité de garantir la conformité, l’intégrité et la traçabilité d’une transaction ou d’une information sans recourir à une autorité supérieure/centrale ;
- l’absence d’infrastructure dédiée, la puissance de calcul nécessaire étant fournie par les machines des participants et optimisée par des algorithmes.
Un cas d’usage de la blockchain en logistique : l’offre Easy Shopping de La Poste
Nous avons pris connaissance de ce projet lors de l’édition 2019 de la SiTL, dans le cadre d’une conférence sur les et de la blockchain. Pour encourager les touristes à faire du shopping tout en visitant Paris, le groupe La Poste a imaginé un nouveau service : « L’idée est de proposer aux personnes en visite à Paris un forfait qui leur permet de repartir les mains libres après leurs achats en magasin et de se faire livrer sur le lieu de leur choix, que ce soit leur hôtel, l’aéroport ou leur domicile même de l’autre côté de la planète », explique Alexandre Berger, directeur des projets supply chain au sein de la division Business Development, chargée d’identifier de nouveaux usages pour les outils, ressources et actifs du Groupe La Poste.
Pour faire exister cette offre, qui va jusqu’à couvrir la procédure de détaxe des achats, il fallait trouver une solution permettant de sécuriser toutes les étapes de l’acheminement des colis physiques jusqu’à leur destination finale. Le service implique en effet que de multiples acteurs ayant des statuts différents – depuis le commerçant jusqu’au concierge d’hôtel, en passant par des facteurs, des coursiers ou des transporteurs – prennent successivement la responsabilité des achats des touristes et puissent être dégagés de cette responsabilité dès qu’ils ont transmis les colis en question au maillon suivant de la chaîne.
Pour résoudre ce problème, La Poste a fait appel à la startup Ownest, spécialisée dans les solutions utilisant la technologie blockchain pour tracer les responsabilités sur les réseaux logistiques. Le service repose sur un « traqueur » développé Ownest : « Il s’agit d’un traqueur non physique, complètement digital, infalsifiable et transférable, qui porte la responsabilité juridique et financière des produits/achats qui passent de main en main », précise Clément Bergé-Lefranc, président & cofondateur de la startup. Concrètement, le mécanisme de transfert est embarqué dans une application mobile et chaque prise en charge certifiée par une photo.
Cela revient, au fond, à dématérialiser le processus qui existait avec la lettre de voiture papier [contrat de transport de marchandises qui lie l'expéditeur, le transporteur et le donneur d'ordre], mais avec deux différences importantes :
- une garantie d’unicité, de permanence et de traçabilité qui n’existe pas avec le papier,
- la possibilité d’intégrer toutes les personnes qui, à un moment ou à un autre, ont les paquets des touristes entre les mains, ce que les solutions classiques de dématérialisation ne permettent pas de faire.
Insistant sur la valeur légale des preuves apportées par la blockchain en cas de perte, de vol ou de dégradation des marchandises en cours de route, Clément Bergé-Lefranc reconnaît toutefois que la jurisprudence en la matière est à ce jour inexistante et que « c’est un peu un saut dans le vide » pour les entreprises qui se lancent dans un projet blockchain…
Un autre sujet, qui nous paraît pourtant crucial, notamment vis-à-vis d’une clientèle internationale, n’a malheureusement pas été abordé : celui des engagements de délais vis-à-vis du client final et les politiques de dédommagement en cas de non respect. L’essentiel de la partie logistique reposant sur des services du Groupe La Poste et engageant sa responsabilité et sa réputation, cette dimension n’a sans doute pas été laissée au hasard !
Vers une logistique libérée et autogérée ?
A la fin de son intervention, Clément Bergé-Lefranc projetait le scénario suivant :
En utilisant la blockchain pour responsabiliser un réseau logistique en temps réel, sans validation préalable, on peut complètement libérer la logistique de demain. Si je veux, par exemple, expédier un téléphone à tel endroit, je peux le déposer dans un entrepôt à proximité avec un transfert de responsabilité et en mettant 5 ou 10 euros en jeu pour qu’il arrive à destination. Si un chauffeur qui cherche à remplir son camion accepte de prendre en charge ce colis, la responsabilité lui est transférée et il touchera la rémunération associée lorsqu’il transférera à son tour la responsabilité au destinataire final. Il peut aussi prendre en charge le colis sur une partie du trajet seulement et le laisser dans un entrepôt où un autre chauffeur prendra le relais, chacun touchant une partie de la rémunération. Enfin, si je veux que le téléphone soit livré en express, je peux valoriser le transport à 20 ou 30 euros, ce qui augmente les chances qu’un chauffeur soit intéressé, quitte à faire un détour.
Avec des transferts de responsabilité sécurisés par la blockchain, rien n’empêcherait a priori de pousser plus loin en donnant la possibilité à toute personne effectuant un trajet donné de prendre en charge un ou plusieurs colis, chez un commerçant ou un particulier, et de les livrer en court de route à leurs destinataires contre une rémunération convenue d’avance, créditée automatiquement lorsque le transfert de responsabilité final est enregistré. La formule pourrait en effet séduire ceux qui cherchent à créer leur activité, à compléter leur rémunération ou tout simplement à minimiser leurs coûts de déplacement, en complément des passagers qu’ils recrutent via BlaBlaCar… Mais ce type de réseau, informel et nécessairement fluctuant en termes de capacité, pourrait-il sérieusement rivaliser avec les services de transporteurs professionnels et les moyens qu’ils mettent en œuvre pour, garantir leurs délais de livraison et la satisfaction du client final ? De notre point de vue, la réponse est probablement non, du moins à court terme et à grande échelle.
L’assurance que les responsabilités peuvent être retracées grâce à la technologie et, le cas échéant, juridiquement mises en cause peut-elle suffire à créer la confiance chez les consommateurs ? Sans doute pas… Enfin et surtout, les consommateurs hyper exigeants et pressés d’aujourd’hui sont-ils prêts à accepter que leur précieuse commande passe entre les mains d’inconnus sans statut précis ? A cette question, le cofondateur d’Ownest répond « oui, s’ils y trouvent leur intérêt, parce que c’est moins cher, ou plus rapide, ou plus pratique pour eux. C’est la conjonction des intérêts individuels bien compris qui fait que la blockchain fonctionne. C’est cela qui est révolutionnaire. Et c’est pour ça que, depuis 2008, sans aucun soutien politique ni financier, la blockchain est parvenue à sécuriser des milliards de dollars d’actifs, dans plein de secteurs d’activité différents. »
La philosophie horizontale et décentralisée de la blockchain a des aspects très séduisants, mais elle ne s’imposera vraisemblablement pas de sitôt sous cette forme dans le domaine du transport. En revanche, les grands acteurs du secteur ont tout à gagner à s’emparer de cette technologie pour renforcer la sécurité de leurs procédures de prise en charge et de livraison, ainsi que le professionnalisme de leurs chauffeurs et de leurs livreurs. Associée aux outils qu’ils utilisent déjà, notamment pour optimiser leurs tournées et informer les clients finaux en temps réel, la blockchain peut indiscutablement contribuer à élever la qualité de leurs services – à un niveau qu’une armée de particuliers poursuivant leur seul intérêt individuel a très peu de chances d’atteindre...